Ode maritime, Réveillon, Mai 2025
Ode maritime, Réveillon, Mai 2025
Fernando Pessoa : L'Ode maritime
"A la mer, à la mer, à la mer, à la mer !
Ah ! Jeter à la mer, au vent, aux vagues, toute ma vie !
Saler d'une écume répandue par les vents mon goût des voyages lointains !
Fustiger d'eau cinglante la chair de mon aventure !
Inonder de froids océaniques le squelette de mon existence !
Flageller, sectionner, buriner à coups de vents, d'écumes et de soleils,
Mon être cyclonique et atlantique,
Mes nerfs disposés comme des agrès,
Lyre entre les mains des vents."
Profondément original par les sujets qu’il aborde, et sa manière de les aborder, Poème Monde, monument littéraire halluciné et total, incandescent, l’Ode Maritime, écrite en 1915, embrasse les grandes problématiques auxquelles est confronté l’homme moderne : l’impermanence du moi, l’expérience de la désagrégation psychique, la poursuite effrénée de sensations toujours plus violentes et contrastées. Incapable de sortir du labyrinthe de la conscience de soi, l’homme moderne peine à faire face à ce réel qui se dérobe sans cesse et se virtualise sans répit.
Pessimiste lucide et enthousiaste, Fernando Pessoa met en scène la solitude de l’homme contemporain face aux machines, aux nouveaux horizons qu’elles ouvrent, mais aussi aux fantasmes, aux frustrations et aux désirs qu’elles enfantent.
Ce n’est pas seulement la mer qui intéresse Pessoa, mais le monde moderne des navires, de la mécanique, des steamers, ce monde moderne, impérialiste, violent et prédateur qui déploie sa toute-puissance.
Ode maritime, Réveillon , Mai 2025
Pour embarquer le lecteur/spectateur dans ce voyage total, dans l’espace, dans le temps et dans la profondeur psychologique du Poète-Caméléon, la prose de Fernando Pessoa se fait alerte, vive, affûtée, tour à tour élégiaque, pensée philosophique, trait d’humour, « vers-crises d’hystérie », chanson traditionnelle ou comptine enfantine, hurlements ou onomatopées sonores….
Témoin, voyageur, immobile et dévoré par le désir, tour à tour homme faible et veule, pirate brutal, avide, puissamment érotique « femelle monstrueuse se soûlant dans les crimes » Fernando Pessoa chante à pleins poumons le fracas et la douleur extrême des mondes qui disparaissent, des enfances qui s’enfuient, de ce qui s’efface et ne reviendra plus.
Fernando Pessoa casse toutes les limites, toutes les frontières, et crée pour le comédien et le spectateur un espace unique, suspendu et atemporel, un monde de mots qu’il peuple de ses chimères, de ses peurs et de ses regrets.
« Nous avons tous deux vies : la vraie, celle que nous avons rêvée dans notre enfance, et que nous continuons à rêver, adultes, sur un fond de brouillard ; la fausse, celle que nous vivons dans nos rapports avec les autres, qui est la pratique, l’utile, celle où l’on finit par nous mettre au cercueil. »
Note d'orientation artistique
Le Poème se déploie sur plus de mille vers. Outre le défi de l’apprentissage du texte, donner le poème se révèle être un travail d’interprétation très exigeant et nécessite un grand engagement physique au service de ce « texte qu’il est impossible de ne pas hurler »
J’ai voulu guider le spectateur dans ce voyage tempétueux, dont se dégage au tout début, une douceur qui ne laisse rien présager de la tempête intérieure à venir de ce voyage immobile.
Il s’agit de rendre le spectateur témoin d’une écriture poétique en train de se faire sous ses yeux et d’en rendre la théâtralité, en travaillant tout particulièrement son rythme et ses sonorités.
Chaque strophe, à l’image du texte tout entier, est une vague, qui s’annonce, grandit, déferle avant d’être absorbée par le sable, se retirer et revenir à nouveau…
La dimension poétique de l’œuvre convie parfois le spectateur à une écoute centrée sur la saisie d’un rythme plutôt que sur sa compréhension immédiate. Le spectateur est invité non pas à comprendre les énoncés du texte, mais à se laisser toucher par le surgissement du poème.
Ode maritime, Saint Marcel de Félines, Mai 2025
Principales sources consultées
Podcast France Culture
Ouvrages et textes
Poémes d'Alvaro de Campos, traduction Patrick Quillier, 2001
Préface de la Pléiade - 2001- consacrée à Fernando Pessoa, Robert Bréchon.
Fernando Pessoa et l’hétéronymie : De l’éclatement du sujet à la création multiple par Ana Maria Binet, 2009.
L'hétéronymie de Fernando Pessoa : Filomena Looss dans Psychanalyse 2009/1 (n° 14).
Antonio Tabucchi, Une malle pleine de gens, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1998.
« Fernando Pessoa : de l’auteur au personnage » par Paola Poma, thése d'état, 2018.
"Frére siamois que rien ne rattache", de Claude Régy, préface à la réédition de l'Ode maritime, Éditions La Différence,2009.
Entretiens Claude Régy, Jean Quentin Châtelain, Ode maritime, festival d'Avignon